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Dunkerque : les effets de la gratuité totale sur la mobilité des jeunes

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Article publié le jeudi 29 avril 2021

En 2021, l’Observatoire des villes du transport gratuit a mené une enquête qualitative relative aux effets de la gratuité des transports collectifs urbains sur les représentations et les comportements de mobilité des jeunes entre 15 et 25 ans. L'agglomération dunkerquoise, qui a adopté la gratuité totale en 2018, a été choisie comme terrain d’étude privilégié. Conduite par l'association de recherche VIGS (Julie Calnibalosky, Maxime Huré) à la demande de l’AGUR et financée dans le cadre d’une subvention accordée par l’ADEME, cette enquête s’est déroulée dans un contexte sanitaire tout particulier, de nature à bousculer, depuis un an, la liberté même de se déplacer. Nous vous dévoilons aujourd’hui les résultats de cette étude sous la forme d’une synthèse.

L’étude dans son intégralité est disponible en téléchargement à la fin de cet article, ainsi qu'une vidéo de synthèse.

Synthèse

Le premier enseignement de cette étude qualitative est que la gratuité fait figure, aux yeux des jeunes Dunkerquoises et Dunkerquois enquêtés, de politique de mobilité unanimement appréciée. Pour les 19 jeunes de 15 à 25 ans du panel étudié (voir plus bas les éléments relatifs à la méthodologie), les inégalités en matière d’accès à la mobilité sont symbolisées par la capacité financière à pouvoir s’offrir un voyage en transport collectif. Ne pas en avoir les moyens, c’est être pauvre, et c’est aussi s’exposer aux mécanismes de stigmatisations sociales à bord des bus. Selon eux, la gratuité met fin à cet état de fait.

Un effet de gomme sur les inégalités sociales

En gommant les signes d’appartenance à une catégorie sociale ou une autre, qu’un type d’abonnement à tarification sociale ou l’évitement des déplacements en bus faute de ressources pouvaient trahir, elle crée l’égalité face au choix modal. Les jeunes considèrent ainsi la gratuité des transports en commun comme une mesure clé pour appréhender les enjeux sociaux du droit à la mobilité et pour accéder aux ressources économiques et culturelles qu’offre l’espace urbain.

L’efficacité du réseau, l’atout complémentaire

Gratuité, fréquence, desserte : ces caractéristiques valorisent ensemble le réseau de bus dunkerquois aux yeux des jeunes – usagers et jeunes conducteurs confondus. Les cinq lignes Chrono à haut niveau de service sont particulièrement citées pour leur efficacité et associées à un rythme de vie plus détendu, libéré des contraintes inhérentes à l’attente prolongée aux abribus.

Avec la gratuité du réseau et l’installation de nouveaux arrêts, nombreux sont les jeunes qui envisagent désormais de manière plus systématique l’usage des transports en commun, et ce, pour tout motif de déplacement. Ce nouveau comportement illustre en particulier l’impact de la gratuité dans le renforcement de leur compétence à calculer l’efficacité de leurs itinéraires, en distance parcourue et en temps passé à se déplacer.

Crispations liées au Covid-19 et à la hausse de la fréquentation

La première étude menée par l'association de chercheurs VIGS (publiée en 2019) sur le nouveau réseau de transport gratuit dunkerquois avait permis d’évaluer à 85% l’augmentation moyenne de la fréquentation des nouveaux bus gratuits entre 2018 et 2019. Cette fréquentation, signe de succès, a pris un autre visage en 2020 dans un contexte inédit de pandémie. En effet, contrairement à beaucoup d’autres réseaux, la fréquentation du réseau dunkerquois s’est maintenue après la baisse de la fréquentation du premier confinement (lire l'article d'Urbis le Mag "Les réseaux gratuits souffrent aussi") et a même continué à croître en 2020 par rapport à 2019.

La circulation particulièrement active du variant britannique dans l’ensemble de l’agglomération dunkerquoise dès le début du mois de février 2021 a, parmi nos enquêtés, mis en lumière une certaine nervosité vis-à-vis de la promiscuité constatée dans les véhicules. Angoissés à l’idée d’être contaminés, les jeunes Dunkerquois ont pris le bus avec un sentiment d’inconfort et opté, lorsqu’ils en avaient la possibilité, pour d’autres modes de déplacement.

Diversification des modes de déplacement des jeunes

Le deuxième enseignement marquant de cette enquête réside dans les effets concrets et tangibles de la gratuité sur les pratiques de mobilité des jeunes Dunkerquoises et Dunkerquois. L’absence de monnaie à rassembler avant de monter à bord – ou de carte à valider – a libéré les jeunes Dunkerquois des freins cognitifs liés à l’usage du bus payant et de la crainte d’être contrôlés.

L’enquête souligne que cette nouvelle disponibilité du réseau gratuit a résolument encouragé les jeunes à diversifier leurs choix modaux en faveur du bus pour se déplacer, et ce, selon leurs besoins (travail, formation, loisirs), leurs interactions sociales (voyages en bus en groupe d’amis), le moment de la journée… L’enquête révèle également que la gratuité génère des déplacements nouveaux en bus ; comme ceux observés lors de la pause méridienne, visant à permettre aux lycéens des alentours de se rendre dans le centre-ville pour se retrouver, décompresser ou déjeuner ensemble.

Familiarisés avec cette simplicité d’usage du bus gratuit, certains jeunes, de passage dans d’autres villes pour leurs études ou leurs loisirs, établissent spontanément une comparaison entre les réseaux de transports collectifs payants et le réseau dunkerquois (en faveur de ce dernier), soulignant l’ancrage de la gratuité dans leurs habitudes et leur « étonnement » d’avoir à payer, ailleurs, pour se déplacer.

L’influence de la culture automobile

La sphère sociale familiale entretient une nette perméabilité du rapport à l’automobile entre les jeunes Dunkerquois et les générations plus âgées, pour lesquelles le permis de conduire reste un sésame indispensable pour trouver un emploi, voire un gage de réussite sociale. Les jeunes enquêtés relatent cette « pression » exercée par leurs parents et leur entourage pour devenir automobilistes à leur tour. Ces discours, qui leur sont tenus sur le sujet depuis toujours, sont en outre encouragés par les structures d’insertion sociale et professionnelle. L’usage de la voiture individuelle se trouve ainsi davantage marqué chez les jeunes actifs à la recherche d’un emploi ou en emploi de notre panel.

Par ailleurs, l’urgence du passage du permis de conduire se trouve atténuée avec la gratuité. L’obtention du fameux sésame rose se trouve différée pour permettre aux jeunes d’acquérir les modalités de leur propre mobilité à leur rythme. L’une des hypothèses de l’enquête est que l’habitude d’utiliser les transports en commun facilitera peut-être, chez ces jeunes biberonnés à la gratuité, une réappropriation des transports collectifs lorsque les coûts liés à la mobilité automobile seront évalués à l’aune de leurs véritables effets sur leurs budgets de jeunes actifs.

Prendre le bus gratuit pour vivre la ville     

Loin de se considérer comme des usagers « captifs » des transports en commun, les jeunes non-motorisés ont mis à profit l’opportunité de la gratuité des transports pour développer conjointement une mobilité autonome et leurs pratiques de sociabilités, en leur permettant de vivre pleinement leur aspiration à l’indépendance au cours d’une adolescence faite de sorties entre amis. La gratuité simplifie largement et sans conteste la multiplication de déplacements en groupe pour découvrir et investir ensemble le centre-ville et une diversité de lieux du territoire dunkerquois desservis par le bus (notamment la plage), souvent le week-end. La gratuité du réseau, couplée à sa restructuration, apparait comme le socle d’une extension symbolique du cadre de vie et du sentiment de liberté des jeunes.

Et demain ?

Forte de représentations symboliques très positives, la gratuité des transports en commun dunkerquois a pleinement revalorisé l’usage du bus et l’a conduit à occuper une place de choix dans l’éventail des solutions de mobilité quotidiennement envisagées par les jeunes pour accéder aux lieux de leurs différentes activités, de formation ou de loisirs.

Si prendre le bus était considéré, avant le passage du réseau à la gratuité, comme un moyen de déplacement fatigant, mal commode, voire inefficace et même démodé, les jeunes Dunkerquoises et Dunkerquois sont aujourd’hui pleinement satisfaits de la simplicité d’usage et des opportunités offertes par ce mode de transport pour s’approprier leur espace de vie. Les actions marketing de l’entreprise délégataire de transports (Transdev), soutenus par la puissance publique (CUD), participent pleinement à l’attractivité nouvelle du bus en renouvelant l’expérience du trajet collectif par la création d’animations à bord des véhicules, et de slogans bien trouvés. Pour les jeunes Dunkerquois, emprunter leur nouveau bus gratuit est devenu un acte quotidien, sinon banal, dans le cadre de leur quête d’indépendance vis-à-vis de leurs parents motorisés.

Enrayer le réflexe automobile : le challenge au long cours de la gratuité

Dans l’agglomération dunkerquoise, peu densément peuplée et de taille moyenne, en outre largement reconstruite après-guerre sur un modèle urbain en faveur de l’automobile (larges voies de circulations au détriment des trottoirs et autres pistes cyclables, facilités de stationnement…), l’usage de la voiture individuelle est toujours « facile » si on le compare avec la difficulté de circuler observée dans des métropoles comme Paris, Lyon ou Lille. L’instauration de la gratuité, couplée à d’importants travaux de restructuration urbaine en faveur des modes collectifs et actifs (comme jamais l’agglomération dunkerquoise n’en avait connu auparavant), fait figure de premier pas vers un rééquilibrage, sans pour autant parvenir encore à détrôner la prédominance des déplacements automobiles.

Les résultats de l’enquête de VIGS se montrent néanmoins encourageants sur l’avenir. La gratuité des transports dunkerquois permet désormais un apprentissage et une accoutumance aux déplacements en transport en commun dès le plus jeune âge de toute une partie des habitants de l’agglomération. Contrairement à leurs parents, ces jeunes auront acquis un réflexe à l’usage des transports en commun pour la vie. Si les jeunes du panel restent influencés par une tradition familiale qui leur fait idéaliser la liberté qu’offre la motorisation individuelle, cette promotion de l’automobile ne peut être considérée comme une fatalité, ni les opinions familiales comme un déterminisme : dans la trajectoire de vie des individus, la jeunesse est considérée comme un moment au « carrefour » des influences sociales (cellule familiale, réseaux sociaux, cadres de formation et d’éducation), dont certaines seront plus tard remises en cause, d’autres approfondies, d’autres encore détournées, voire rejetées au fil des choix de vie. L’usage de la voiture au détriment du transport collectif, aussi gratuit soit-il, ne peut faire exception. Moins de trois ans après la mise en œuvre de la mesure de gratuité, la jeune génération dunkerquoise apparaît déjà beaucoup plus ouverte à l’usage du transport collectif en comparaison avec celle de leurs parents.

La gratuité a semé les graines encourageant un changement de comportement. Un recul temporel plus important autorisera par la suite à ré-évaluer l’impact de la gratuité comme engrais accélérateur de ce lent processus de modification des habitudes de mobilité des jeunes Dunkerquoises et Dunkerquois.

Méthodologie

L’application d’une méthodologie qualitative, via l’analyse d’entretiens semi-directifs et une enquête de terrain, s’est imposée comme la solution la plus propice à l’exploration conjointe des pratiques de mobilité des jeunes et de leurs perceptions des transports collectifs depuis l’inauguration du nouveau réseau gratuit en septembre 2018.

Une attention particulière a été accordée à la diversité des âges, du genre et de l’activité, mais aussi à la diversité du lieu de résidence au sein du territoire desservi par le réseau gratuit et à l’usage ou non du bus.

  • 4 entretiens de cadrage avec les structures susceptibles de jouer un rôle dans l’organisation de la mobilité des jeunes sur le territoire (entreprise délégataire de transports, structures d’insertion etc.).
  • 19 entretiens avec des jeunes Dunkerquois âgés de 15 et 26 ans entre janvier et février 2021.
  • 11 hommes ; 8 femmes.
  • 6 lycéens ; 7 étudiants ; 4 actifs ; 2 jeunes en service civique.

Issu de milieux populaires en majorité, le panel des jeunes interviewés offre un horizon socio-économique qui s’accorde avec les données disponibles sur les caractéristiques d’emploi de la population active de l’arrondissement dunkerquois, historiquement marqué par la présence des catégories ouvrières.


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