A la une, La gratuité a une histoire

Les luttes pour la gratuité des transports dans la Vénétie des années 1960-1970

Article publié le lundi 5 juin 2023

Avec le choc pétrolier de 1973, l’inflation et les difficultés économiques poussent les Italien.ne.s à se mobiliser contre la vie chère en particulier à travers des campagnes d’autoréduction qui touchent les loyers, l’électricité, les supermarchés mais également les transports. En Vénétie, région située au nord-est de l’Italie, la question des transports avait déjà fait l’objet de débats et de luttes durant la décennie précédente, portant à l’une des premières expériences de gratuité dans la commune de Chioggia

Ci-contre : Carte de la région de la Vénétie, Italie. Élaboration graphique de l’auteure 

 

La Vénétie : un territoire de pendolari

Durant le « miracle » économique – l’équivalent des Trente glorieuses – qui investit l’Italie à partir des années 1950, la Vénétie s’industrialise rapidement : de nombreux travailleurs, attirés par le dynamisme des usines et par les salaires plus stables qu’elles proposent, rejoignent les petites et moyennes entreprises dispersées sur le territoire ou bien les plus grands pôles industriels de la région, notamment celui de Porto Marghera, situé en face de Venise. Mais contrairement à d’autres zones – comme Turin ou Milan – où les travailleurs provenant du sud du pays s’établissent dans les périphéries des grandes villes, la Vénétie connaît un processus d’industrialisation sans urbanisation. Les nouveaux ouvriers, qui souvent continuent, parallèlement, à travailler dans les champs, se rendent ainsi quotidiennement à l’usine et passent jusqu’à trois heures par jour dans des transports coûteux et inconfortables.

Les problèmes liés au pendolarismo – les déplacements domicile/travail – font l’objet de débats dès le début des années 1960, notamment dans les milieux de gauche. En 1962, par exemple, le conseil municipal de Venise évoque la nécessité d’une municipalisation des transports qui sont gérés, depuis 1933, par des entreprises privées, et ce, afin de contenir les coûts des déplacement quotidiens. D’autres, comme les militants de Padoue réunis autour du philosophe Toni Negri, revendiquent que le temps passé dans les transports soit considéré comme du temps de travail : l’employeur devrait ainsi prendre en charge ces frais en réduisant les heures de travail pour le même salaire, sans faire peser le poids de ces déplacements à la collectivité comme le prévoit la municipalisation.

Les premières luttes sur le pendolarismo

En 1969, alors que l’Italie connaît une vague de mobilisations ouvrières sans précédent, les premières luttes des pendolari s’organisent en Vénétie. À Chioggia, petite ville située à une cinquantaine de kilomètres de Porto Marghera, nombreux sont les ouvriers qui travaillent dans les entreprises sous-traitantes de la zone industrielle – avec un salaire inférieur et moins de droits que les autres – et passent jusqu’à trois heures par jour dans les transports.

En septembre 1969, un comité réunissant travailleurs et étudiants se forme. Il revendique auprès de la mairie la gratuité des transports ou, du moins, la réduction du tarif de l’abonnement mensuel. Il organise également des distributions de tracts au départ ou à l’arrivée des autobus et des assemblées durant le trajet. Mais c’est auprès de la province – l’équivalent du département – qu’ils obtiennent en octobre une première victoire : une réduction de 50% de l’abonnement pour les travailleurs pendulaires.

Ci-dessus : Manifeste de Potere operaio diffusé dans le cadre des luttes pour les transports, 1970 (Porto Marghera Archivio AmbienteVenezia, curato da Luciano Mazzolin) 

L’année suivante, les luttes se poursuivent et s’étendent, convergeant avec celles des chauffeurs et de l’ensemble des travailleurs des entreprises sous-traitantes de Marghera. Durant l’été, les actions se multiplient : pression sur le maire de Chioggia pour une mise à disposition gratuite des autobus, grèves, blocage des usines de Marghera et des routes de nombreuses communes des alentours (Cavarzere, Santa Maria di Sala, Mira, Mirano, Noale), affrontements violents avec les forces de l’ordre qui vont jusqu’à tirer sur les travailleurs. À l’issue de ces luttes, les pendolari de Chioggia obtiennent enfin la gratuité de l’abonnement et l’exemple de ces mobilisations s’étend dans d’autres communes, comme Padoue ou Ceggia. Nous n’avons malheureusement pas d’informations concernant les effets des luttes sur les transports dans ces deux dernières localités ; à Chioggia la gratuité dure jusqu’en 1972, lorsque la municipalité communiste nouvellement élue, invoquant des problèmes financiers et l’achat de nouveaux moyens de transports, instaure une contribution de 1000 lires pour les travailleurs pendulaires.

La portée stratégique des luttes sur la mobilité

Cette séquence met ainsi en évidence les enjeux stratégiques des luttes concernant les transports qui constituent des moyens de pression, d’expression et de diffusion des mobilisations. En effet, le blocage des routes ou des gares permet de créer un rapport de force avec les institutions tout en rendant visible la protestation ouvrière au reste de la population.

En outre, les bus et les trains ne servent plus seulement à transporter la force de travail mais également les revendications et les pratiques de luttes grâce aux assemblées organisées à bord ou aux distributions de tracts au départ ou à l’arrivée. De cette façon, l’isolement lié aux particularités du territoire vénète a été en partie dépassé grâce à la diffusion des luttes sur la mobilité qui se sont poursuivies au cours de la décennie suivante.

Ci-dessus : La diffusion des luttes sur les transports en Vénétie (1969-1970). Élaboration graphique de l’auteure.

Marie Thirion

ATER à l’Université Grenoble Alpes et membre associée du laboratoire LUHCIE, Marie Thirion a soutenu une thèse en décembre 2022 consacrée à l’opéraïsme de la Vénétie (Italie) des années 1960-1970 et aux différentes luttes organisées par les militant.e.s, notamment celles sur les transports.

Bibliographie 

  • Yann Collonges, Pierre Georges Randall, Les autoréductions. Grèves d’usagers et luttes de classes en France et en Italie (1972-1976), Genève, Entremonde, 2010 [1976].
  • Francesco Piva, Contadini in fabbrica: Marghera 1920-1945, Rome, Edizioni Lavoro, 1991.
  • Giorgio Roverato, L'industria nel Veneto. Storia economica di un "caso" regionale, Padoue, Esedra editrice, 1996.
  • Devi Sacchetto, Gianni Sbrogiò (dir.), Quando il potere è operaio: autonomia e soggettività politica a Porto Marghera (1960-1980), Rome, Manifestolibri, 2009.
  • Marie Thirion, Trasporti e pendolarismo nell’Autunno caldo veneto. Oggetto di lotta e nuova risorsa dell’agire collettivo, dans Stefano Bartolini, Pietro Causarono, Stefano Gallo (dir.), Un altro 1969: i territori del conflitto in Italia, Palerme, New Digital Frontiers, 2020, p. 179-195.
  • Marie Thirion, Organiser le pouvoir ouvrier : le laboratoire opéraïste de la Vénétie entre discours et pratiques militantes (1960-1973), thèse de doctorat en Études italiennes, sous la direction de M. Alessandro Giacone et Mme Elisa Santalena, Université Grenoble Alpes, 2022.
  • Steve Wright, L'assalto al cielo. Per una storia dell'operaismo, Rome, Edizioni Alegre, 2008.
  • Gilda Zazzara, « I cento anni di Porto Marghera (1917-2017) », Italia contemporanea, 2017, n. 284.