La gratuité dans les villes nouvelles et les coeurs urbains
Les premières évocations de la gratuité des transports collectifs comme mesure d’économie politique et d’aménagement de l’espace remontent aux années de la Grande Dépression, pour se concrétiser en Europe après la Seconde Guerre mondiale. En 1964 lors de la Conférence des Nations Unies sur la Planification et le Développement des Villes Nouvelles, la gratuité totale (ou la réduction sensible des tarifs), ainsi que l'amélioration de la vitesse et du confort des transports collectifs ont été suggérées comme des solutions efficaces pour faciliter les déplacements pendulaires et concurrencer la voiture individuelle.
« North Bucks New City »
La proposition des architectes Fred Pooley et Bill Berrett pour la ville nouvelle du comté de Buckinghamshire au Royaume-Uni est toutefois l'un des rares exemples de l’application effective de la gratuité aux projets de villes nouvelles. Le plan directeur initial était structuré par un maillage de zones fonctionnelles au goût moderniste et par un réseau de train-monorail, dont la gratuité devait stimuler l’intégration socio-ethnique et socio-économique, mais aussi faciliter le quotidien des femmes chargées d’approvisionner leurs foyers.
Malgré les alertes de Pooley et Berrett sur les coûts de l’automobilité qui risquaient d’appauvrir les ménages, les administrations continuaient à investir massivement dans les autoroutes. Le projet des architectes n’a pas été soutenu par la Corporation chargée de construire la ville nouvelle, ni par le gouvernement malgré ses couleurs travaillistes. Telle qu’elle a été construite au Buckinghamshire, la ville nouvelle baptisée Milton Keynes (North Bucks New City) témoigne d’une philosophie inverse : un urbanisme à faible densité conçu pour l’automobilité, où l’exploitation des transports collectifs s’avérait de fait particulièrement onéreuse.
Circulation de modèles
L’abandon du projet de Pooley et Berrett n’a pas empêché la circulation de leur dessein dans la presse européenne en ce milieu des années 1960. La publication d’extraits du projet North Bucks New City dans la presse néerlandaise a été l’occasion d’évoquer la gratuité des transports collectifs comme remède à la congestion dans les centres-villes.
Selon l’ingénieur et urbaniste Hendrik Goudappel, les administrations néerlandaises devaient s’inspirer de leurs homologues britanniques, mais aussi états-uniens, pour développer une planification spatiale équilibrée par l’intégration du mass transit avec l’urbanisation des territoires. Les politiques de gratuité avaient toute leur place dans la quête de l’équilibre entre déplacements et toutes les autres fonctions urbaines.
À ses yeux, la rentabilité des transports collectifs devait être considérée indirectement, à l’image d’un ascenseur d’une grande surface commerciale, dont la gratuité apparaissait comme indispensable à la rentabilité globale du magasin.
Gratuité totale, gratuité partielle : les choix municipaux aux Pays-Bas
L'idée de Goudappel a été concrètement déployée dans le cadre d'un projet de monorail en boucles successives sur 60 kilomètres linéaires, développé en 1965 pour la Ville de La Haye par l’ingénieur en transport Peter Brogt, avec le soutien de l’Association des Architectes néerlandais.
Leur projet consistait à instaurer la gratuité du réseau existant de tramways et bus, mais aussi du futur réseau de monorail, en parallèle de la mise en place d’un système de rues piétonnes dans l’hypercentre urbain. L’opération de La Haye devait servir à convaincre d’autres conseils municipaux de mettre en oeuvre la gratuité. Malgré l’échec essentiellement politique du projet haguenois, ce concept d’organisation des déplacements urbains a continué à circuler dans les milieux décisionnels et professionnels néerlandais. L’hypothèse de remédier à la congestion par la gratuité a également été évoquée pour les villes de Leiden et Amsterdam, alors que d’autres municipalités, comme Almelo, Amersfoort, Enschede, Hengelo et Zwolle, ont préféré restreindre la gratuité à des groupes spécifiques, notamment les personnes âgées et les personnes malvoyantes.
Marika Rupeka
Marika Rupeka est docteure en architecture, ingénieure de recherche au LATTS et chercheuse associée au LIAT. Elle aborde la gratuité des transports dans plusieurs contextes historiques et géographiques dans sa thèse soutenue en 2021 sur la prise en compte du bien-être dans les politiques publiques françaises, suédoises, anglaises et néerlandaises.
Extrait du journal néerlandais De Waarheid, édition du 3 décembre 1965, page 5, montrant à gauche un dessin de Henk Goudappel (principe d'accessibilité des centres-villes, 1965), au centre une photographie d'époque de Henk Goudappel, et à droite un dessin de Fred Pooley et Bill Berrett (projet de ville nouvelle dans le Buckinghamshire du Nord, 1964-1965)
Détenteur des droits : De Waarheid, Communistische Partij van Nederland