Expérimenter la gratuité « ou presque » aux États-Unis
La loi sur les transports publics de 1974 (Urban Mass Transit Assistance Act) a été adoptée dans un contexte d’inquiétudes concernant la cherté croissante des services de transports collectifs et leur dégradation qualitative, renforcée par les effets de la crise énergétique. Une des expressions de cette nouvelle loi a été la création d’un fonds de 40 millions de dollars pour la recherche et le développement, visant à déterminer la faisabilité des transports publics gratuits (fare-free urban mass transportation).
Le Secrétariat d’État chargé des transports a sélectionné des sites pilotes parmi les villes et zones métropolitaines dont le cœur urbain était détérioré, dont la population souffrait d’une pollution de l’air causée par l’automobilité, et où la défaillance du service des transports collectifs justifiait des mesures radicales pour favoriser l’accès à l’emploi, aux commerces et aux loisirs.
Les auteurs du programme fédéral revendiquaient une cohérence de politiques de « revitalisation des centres urbains en déclin » et de renforcement des services de déplacements au prétexte d’une redistribution sociale, d’un accroissement du « bien-être public », mais aussi de l’efficacité socio-économique des services, sans perdre l’espoir de provoquer un report modal significatif et par conséquent des gains en qualité de l’air, en espace urbain et en énergie.
Expériences pionnières dans les CBD
Un choix important du Secrétariat d’État chargé des transports a été de mettre sur un pied d’égalité les expériences de « gratuité totale (fare-free) » et de « réduction des tarifs (low-fare) » : les mêmes conditions d’éligibilité ont été imposées aux municipalités pilotes.
Une quarantaine de municipalités ont bénéficié du fonds fédéral pour mener des expériences notamment dans les cœurs de ville - les Central Business District (CBD) - pour encourager les habitants à éviter l’usage de leur véhicule s’ils en avaient un, et pour offrir un mode gratuit à ceux qui ne pouvaient pas jouir de l’automobilité. Mais les administrations publiques espéraient surtout contribuer à la fréquentation des commerces pour rompre la dynamique de déclin des CBD, entraînée par la périurbanisation de la fonction résidentielle depuis les années 1960.
Ci-contre : Affiche disposée aux arrêts de bus du service "Freewheeler" à Albany, 1977-1978. Crédits image : CDTA, Albany, NY.
Une réduction des tarifs de 50% a été expérimentée en 1975 dans le downtown de Columbus, et la gratuité a été temporairement instaurée à Albany (pendant les heures creuses des jours ouvrés dans le CBD) et à Syracuse (sans limite temporaire à l’intérieur du CBD et entre le campus universitaire et le CBD) en 1977-1978. Les politiques de gratuité ont parfois ciblé les systèmes de transfert entre les CBD et les équipements de parking-relais, à l’exemple de Nashville.
La gratuité au service des politiques sociales et environnementales
Mais avant-même le lancement des démonstrateurs subventionnés, plusieurs villes américaines avaient exploré le potentiel de la gratuité, souvent sur plusieurs années consécutives : à Seattle à partir de 1973, à Norfolk, à Dallas et Forth Worth depuis 1974.
Un cas singulier a été l’introduction de la gratuité en 1973 dans le réseau de la municipalité de East Chicago, trois années après la liquidation de l’entreprise privée Shore Line Transit Company, permettant à la société publique East Chicago Bus Transit (ECBT) de transporter 300 000 passagers en 1974. Le service de bus de l’ECBT reste gratuit à ce jour, tout comme le réseau de la ville de Commerce en Californie, qui avait introduit la gratuité en 1962.
Aujourd’hui, la gratuité est mobilisée comme un élément structurant de politiques d’égalité sociale, mais aussi comme une mesure de réduction de la congestion et d’amélioration de la qualité de l’air. Le nombre de municipalités états-uniennes convaincues par la gratuité ne cesse de croître : elles étaient au nombre de quarante en 2020, selon le blog ouvert Fare-Free Public Transport.
Marika Rupeka
Marika Rupeka est docteure en architecture, ingénieure de recherche au LATTS et chercheuse associée au LIAT. Elle aborde la gratuité des transports dans plusieurs contextes historiques et géographiques dans sa thèse soutenue en 2021 sur la prise en compte du bien-être dans les politiques publiques françaises, suédoises, anglaises et néerlandaises.